Michel Foucault, patient zéro de l’islamo-gauchisme

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17 min readNov 12, 2021

Article de @GastonCremieux publié ce jour dans le DDV (et accessible depuis le lien suivant https://www.leddv.fr/analyse/michel-foucault-patient-zero-de-lislamo-gauchisme-20211112?_thumbnail_id=2944)

La Révolution iranienne en 1978 et 1979 inspire à Michel Foucault une théorisation de la fusion entre esprit révolutionnaire et islamisme. L’enthousiasme que l’événement suscite chez le philosophe, dont le soutien aux mollahs va au-delà de simples concessions tactiques, révèle une grille de lecture qui coïncide avec la définition du fascisme. Une interprétation utile pour appréhender le concept d’islamo-gauchisme et certaines dérives en cours.

Michel Foucault fut l’un des premiers à voir à l’occasion de la Révolution islamique en Iran en 1978 et 1979 le potentiel phénoménal de l’islam politique. Plutôt que d’adopter une attitude critique face à l’islamisme comme la plupart des intellectuels et journalistes occidentaux de l’époque, il a déployé, au travers de nombreux reportages et entretiens, une vision originale de cet événement politique majeur en théorisant la fusion entre esprit révolutionnaire et islamisme. On peut de ce point de vue considérer Foucault comme le patient zéro de l’islamo-gauchisme. Plus encore, si l’on prend Foucault au sérieux, la relecture de ses textes sur l’Iran constitue un matériau utile pour identifier précisément les contenus idéologiques de l’islamo-gauchisme ainsi que les dynamiques intellectuelles qui y conduisent, notamment la critique des Lumières, de la démocratie, du libéralisme et de la pensée révolutionnaire.

Les forces agissantes inespérées du trotskisme

La généalogie habituelle de l’islamo-gauchisme fait remonter ce courant à un texte bien plus tardif que ceux de Foucault, Le Prophète et le Prolétariat de Chris Harman. Repéré par Pierre-André Taguieff dans La Nouvelle Judéophobie, ce texte d’un groupuscule trotskiste anglais de 1994 enjoint les révolutionnaires à ne pas rejeter les islamistes dans le camp de la Réaction. Harman attribue à l’islam politique une dimension de classe (piloté par la petite bourgeoisie et incorporant des éléments prolétaires et paysans) et un fort potentiel oppositionnel face aux dictatures arabes. En panne d’outils de mobilisation du prolétariat, Harman suggère que l’alliance tactique avec les islamistes doit permettre d’apporter des troupes aux révolutionnaires authentiques. L’alliance avec les islamistes ne demande, selon lui, que quelques concessions tactiques : considérer comme raciste toute critique de l’islam et accompagner les revendications les plus visibles de l’islam politique, notamment le voile. C’est sur cette base qu’Harman est, dans son texte, particulièrement virulent à l’encontre de la France (« pays raciste »). Cette vision est aujourd’hui relayée chez nous par Danièle Obono, qui fut, plus jeune, membre de la même tendance trotskiste que Chris Harman. L’intérêt de ce texte s’arrête pourtant là. Malgré une grande plasticité des discours dans la pratique, aucune inflexion doctrinale n’est faite à la vulgate trotskiste habituelle, ni même à la perspective révolutionnaire classique : il y a un prolétariat, en partie islamisé, et il faut le convaincre de faire la révolution qui fera à son tour disparaître la religion.

Chez Harman, l’islam politique n’est analysé ni en tant que doctrine en général ni en tant que doctrine révolutionnaire alternative en particulier. Au pire, les positions à la Harman sont donc le point de départ de ceux qui, désespérant de la perspective révolutionnaire classique et/ou du potentiel progressiste du prolétariat, cherchent des forces historiques agissantes ailleurs. Ce désespoir, l’historien Zeev Sternhell a pu l’identifier dans les années 1930 en France et en Italie. Il a donné lieu à une révision antimatérialiste et anticonformiste du marxisme et à une hybridation avec les idées de la droite révolutionnaire menant au fascisme. Prolongeant cette analyse, ce qui nous intéresse, c’est le point d’arrivée et l’hybride politique qui en résulte, que nous continuerons pour l’instant à appeler « islamo-gauchisme » par commodité.

La Révolution iranienne vue comme un débouché à la critique des Lumières

Les textes de Michel Foucault sur l’Iran sont de ce point de vue bien plus décisifs que celui d’Harman car ils témoignent d’une volonté d’articuler voire de subvertir l’idée révolutionnaire occidentale par l’énergie religieuse et le contenu idéologique de l’islam politique. D’une certaine façon, Foucault va jusqu’au bout de l’hybridation politique, aussi loin en tout cas qu’un penseur pétri de « philosophie occidentale et de ses fondements juridiques et révolutionnaires » peut aller — c’est ainsi qu’il décrit ce que les révolutionnaires iraniens rejettent. Il y a en effet une frénésie de commentaires et d’analyses chez Foucault concernant la Révolution iranienne : entre fin 1978 et mai 1979, ce sont près d’une quinzaine de textes qui sont publiés parmi lesquels les « ‘reportages’ d’idées » publiés dans le Corriere de la Sierra après ses deux voyages en Iran, des tribunes dans Le Monde et Le Nouvel Observateur ou certaines interviews et échanges, notamment avec les couples de journalistes Broyelle et Brière-Blanchet.

Michel Foucault fut enthousiaste sur la Révolution islamique en Iran. C’est d’abord l’évènement lui-même qu’il désigne comme une révolution véritable : « Téhéran. Le 11 février 1979, la révolution a eu lieu en Iran. Cette phrase, j’ai l’impression de la lire dans les journaux de demain et dans les futurs livres d’histoire. (…) L’histoire vient de poser au bas de la page le sceau rouge qui authentifie la révolution. »

Cette appréciation positive englobe également la religion chiite comme instrument de résistance à l’oppression : elle est « la forme que prend la lutte politique dès lors que celle-ci mobilise les couches populaires », elle « donne une force irréductible à tout ce qui, du fond d’un peuple, peut s’opposer au pouvoir de l’État. »

Au-delà de la révolution en elle-même et de la religion chiite, c’est le principe d’un gouvernement islamique qui impressionne Foucault : « comme ‘volonté politique’, il [le gouvernement islamique] m’a impressionné. Il m’a impressionné dans son effort pour politiser, en réponse à des problèmes actuels, des structures indissociablement sociales et religieuses ; il m’a impressionné dans sa tentative aussi pour ouvrir dans la politique une dimension spirituelle. »

C’est enfin la personnalité même de Khomeiny qui est décrite positivement : il est crédité de « casser la baraque » permettant ainsi la survenue de la Révolution. Il est aussi considéré comme l’antithèse absolue du Shah, dont le régime fait l’objet d’une condamnation sans appel et sans nuances (« un régime qui est parmi les mieux armés du monde et une police qui est parmi les plus redoutables ») : « Cette image [celle de Khomeiny comme saint] a sa propre force d’entraînement, mais elle recouvre une réalité à laquelle des millions de morts viennent d’apporter leur signature ». L’emphase sur les millions de morts supposés — lesquels ? la Révolution iranienne selon les estimations les plus larges a fait moins de 3000 morts — dit assez quels effets de saisissement et de soutien pour la Révolution iranienne Michel Foucault veut obtenir chez le lecteur.

Dès le départ, ce soutien à la Révolution iranienne lui fut d’ailleurs âprement reproché par des acteurs et des observateurs de l’événement. Une militante féministe iranienne, Atoussa H., s’adressa ainsi dans Le Nouvel Observateur à Foucault suite à la publication de « À quoi rêvent les iraniens » avec ces reproches : « la gauche libérale d’Occident devrait savoir quelle chape de plomb peut devenir, sur des sociétés avides de bouger, la loi islamique et ne pas se laisser séduire par un remède peut-être pire que le mal ». Foucault lui répondit qu’elle n’avait pas « lu l’article qu’elle critique ». Les époux Broyelle, journalistes ayant couvert la Révolution iraniennne critiquèrent également le même article dans une réponse acerbe titrée « À quoi rêvent les philosophes » : les Broyelle moquèrent ainsi le penchant de Foucault « pour une spiritualité politique qui surveille et punit » (les arrestations de d’opposants, de femmes et d’homosexuels avaient alors commencé) et l’appellèrent à « reconnaître ses erreurs ». Foucault s’y déroba arguant que « de sa vie, il n’avait pris part à une polémique et [ne comptait pas] commencer maintenant ».

Inscription de l’évènement dans une perspective révolutionnaire, critique violente du régime précédent et quasi absence de point de vue critique sur l’arrivée des islamistes au pouvoir, fascination pour la « spiritualité politique » qui se fait jour en Iran et pour l’ayatollah Khomeiny, refus de répondre aux objections : tout ceci dessine le projet de Foucault quant à la révolution islamique, à savoir « faire ressortir ce qu’il y a de non réductible dans un tel mouvement. Et de profondément menaçant aussi pour tout despotisme ». Par ces indications, Michel Foucault oriente lui-même fortement vers une lecture programmatique de ses écrits.

Cette « exaltation » selon le mot de Jean-Marc Mandioso trouve sans doute son origine dans un désenchantement par rapport au projet révolutionnaire, aux idées progressistes habituelles et même au projet des Lumières. Longtemps compagnon de route de l’extrême-gauche française — il avait constitué le département de philosophie de Vincennes en maintenant un équilibre subtil entre communistes, trotskystes et maoïstes –, Foucault accompagne alors la critique du projet révolutionnaire menée par la Nouvelle Philosophie. Ses écrits sur la Révolution iranienne vont plus loin et donnent un débouché à la critique, amorcée en 78, des Lumières elles-mêmes. Dans une conférence donnée seulement trois mois avant ses premiers écrits sur l’Iran, Foucault adopte une posture soupçonneuse à l’égard des Lumières : « […] la question de 1784 “Qu’est-ce que l’Aufklärung ?” […] va prendre légitimement l’allure d’une méfiance ou en tout cas d’une interrogation de plus en plus soupçonneuse : de quels excès de pouvoir, de quelle gouvernementalisation, d’autant plus incontournable qu’elle se justifie en raison, cette raison elle-même n’est-elle pas historiquement responsable ? » Cette critique sera radicalisée plus tard puisque Foucault ira jusqu’à dénoncer « un chantage à l’Aufklärung » et à moquer « la piété de ceux qui veulent qu’on garde intact et vivant l’héritage de l’Aufklärung » .

C’est à l’aune de cette double critique de l’idée révolutionnaire et des Lumières que l’on peut lire les textes de Foucault sur l’Iran : le soulèvement iranien y est ainsi jugé comme non conforme à « un modèle ‘révolutionnaire’ reconnu ». La reprise par des révolutionnaires iraniens de « certaines formules de base de la démocratie, bourgeoise ou révolutionnaire » (sans doute ce qui a trait aux Lumières et à la Raison), est considérée par Foucault comme « assez peu rassurante ».

« Renouer avec une fidélité plutôt que de maintenir une obéissance »

Si l’on suit notre lecture programmatique des textes de Foucault sur l’Iran, ce que le philosophe paraît apprécier dans la Révolution islamique a en effet assez peu à voir avec la pensée des Lumières ou la pensée révolutionnaire européenne. Il reconnaît tout d’abord un mouvement de masse qui transcende les classes sociales dans un mouvement fusionnel : « La révolte s’est étendue sans qu’il y ait eu dispersion ou conflit. La rentrée universitaire aurait pu ramener sur le devant de la scène des étudiants plus occidentalisés, plus marxistes que les mollahs des campagnes. La libération de plus d’un millier de prisonniers politiques aurait pu susciter un conflit entre anciens et nouveaux opposants. Enfin et surtout, la grève des ouvriers du pétrole aurait pu, d’un côté, inquiéter la bourgeoisie du bazar et, d’autre part, amorcer un cycle de revendications strictement professionnelles […]. Or rien de tout cela ne s’est produit. »

Foucault accueille également favorablement le pragmatisme et la plasticité idéologique des révolutionnaires iraniens tout en soulignant leur rejet du matérialisme, du marxisme et du libéralisme : « Les Iraniens veulent tout ; mais ce tout n’est pas celui d’une “libération des désirs”, c’est celui d’un affranchissement à l’égard de tout ce qui marque dans leur pays et dans leur vie quotidienne la présence des hégémonies planétaires. Et justement ces partis politiques — libéraux ou socialistes de tendance pro-américaine ou d’inspiration marxiste –, mieux, la scène politique elle-même, leur paraissent être encore et toujours les agents de ces hégémonies. »

Est aussi appréciée par Foucault la dimension culturelle de cette révolution, empreinte de pensée mythique et religieuse aussi bien que l’activisme dont elle fait montre : « ‘Une utopie’, m’ont dit certains sans nuance péjorative. ‘Un idéal’, m’ont dit la plupart. C’est en tout cas quelque chose de très vieux et aussi de très éloigné dans le futur : revenir à ce que fut l’islam au temps du Prophète ; mais aussi avancer vers un point lumineux et lointain où il serait possible de renouer avec une fidélité plutôt que de maintenir une obéissance. Dans la recherche de cet idéal, la méfiance à l’égard du légalisme m’a paru essentielle, avec la foi en la créativité de l’islam. »

Le caractère fusionnel d’une révolution

Foucault est également sensible au caractère fusionnel de cette révolution faisant disparaître les individus et les masses dans un tout organique. II pointe ainsi l’absence de contradictions au sein du mouvement révolutionnaire qui l’affranchit de tout conflit de classe : « Il s’agit du soulèvement d’une nation tout entière contre un pouvoir qui l’opprime. Or nous reconnaissons une révolution quand nous pouvons repérer deux dynamiques : l’une qui est celle des contradictions dans cette société, celle de la lutte des classes ou de grands affrontements sociaux. Ensuite, une dynamique politique, c’est-à-dire la présence d’une avant-garde, classe, parti ou idéologie politique, bref, un fer de lance qui entraîne avec lui toute la nation. Or il me semble que, dans ce qui se passe en Iran, on ne peut reconnaître aucune de ces deux dynamiques. »

Ce caractère fusionnel est redoublé chez Foucault par l’approbation des dimensions sacrificielle, guerrière, fraternelle et virile du mouvement iranien. Il cite ainsi l’ayatollah Khomeini déclarant : « Que saigne l’Iran, pour que la révolution soit forte ». Il décrit également la camaraderie et l’esprit de sacrifice des manifestants : « C’étaient des milliers de manifestants qui, les mains nues devant les soldats en armes, avaient déferlé dans les rues de Téhéran en criant : ‘Islam, Islam !’ ; ‘Soldat, mon frère, pourquoi tirer sur ton frère ? Viens avec nous sauver le Coran’. » Ou encore : « La religion, avec l’emprise formidable qu’elle avait sur les gens, la position qu’elle a toujours occupée par rapport au pouvoir politique, son contenu qui en fit une religion de combat et de sacrifice, etc., quel rôle a-t-elle donc ? »

Du dégoût de la politique à l’occidentale à la glorification des mollahs

Apparue très rapidement, l’hégémonie politique des religieux sur le mouvement ne semble pas gêner Foucault. L’émergence rapide du parti unique des mollahs, euphémisé sous l’appellation de « gouvernement islamique », est commentée par Foucault : « C’est pourquoi Khomeini vient, ce matin même, de proposer un autre référendum […] et il porterait sur l’adoption d’un ‘gouvernement islamique’. Les partis politiques se trouveraient alors dans une position très embarrassante : ou bien il leur faudrait rejeter l’un des thèmes essentiels du mouvement populaire (les politiques s’opposeraient alors aux religieux et ne gagneraient certainement pas) ; ou bien il leur faudrait se lier les mains à l’avance en acceptant une forme de gouvernement où leur jeu serait de toute façon très limité. » Sans doute par dégoût de la vieille politique à l’occidentale, Foucault semble saluer ici la destruction de tout pluralisme politique par le futur régime des mollahs et son organisation pyramidale autour de l’ayatollah : « L’ayatollah Khomeyni et les religieux qui le suivent veulent obtenir le départ du chah par la seule force de ce mouvement populaire qu’ils ont animé, en dehors des partis politiques. Ils ont forgé ou, en tout cas, soutenu une volonté collective assez forte pour mettre aux abois la monarchie la plus policière du monde. »

Bien que n’ayant que très peu commenté la mise en place du régime des mollahs et la sanglante répression qui suivit, Foucault en anticipe curieusement le caractère policier sans que cela soit d’ordre critique : « L’armée, ralliée aux religieux sans s’être vraiment disloquée, va peser lourd : ses différents courants vont s’affronter dans l’ombre pour déterminer qui sera la nouvelle ‘garde’ du régime — celle qui le protège, le fait tenir et le tient. » Sans s’en apercevoir probablement, il se livre à une forme de culte de la personnalité qui ne serait que ridicule si, à travers ses louanges à l’ayatollah Khomeyni, ce n’était la figure du chef, le « chef mythique », investi d’un caractère sacré et charismatique, qui était applaudie : « Aucun chef d’État, aucun leader politique, même appuyé sur tous les médias de son pays, peut aujourd’hui se vanter d’être l’objet d’un attachement aussi personnel et aussi intense. » Ou encore : « La situation en Iran semble être suspendue à une grande joute entre deux personnages aux blasons traditionnels : le roi et le saint, le souverain en armes et l’exilé démuni ; le despote avec en face de lui l’homme qui se dresse les mains nues, acclamé par un peuple. »

Enfin, alors même que le régime vient de se mettre en place, Foucault lui prédit aussi une destinée expansionniste, qu’il semble là encore saluer : « Sa singularité qui a constitué jusqu’ici sa force risque bien de faire par la suite sa puissance d’expansion. C’est bien, en effet, comme mouvement ‘islamique’ qu’il peut incendier toute la région, renverser les régimes les plus instables et inquiéter les plus solides. L’Islam — qui n’est pas simplement une religion, mais un mode de vie, une appartenance à une histoire et à une civilisation — risque de constituer une gigantesque poudrière, à l’échelle de centaines de millions d’hommes. Depuis hier, tout État musulman peut être révolutionné de l’intérieur, à partir de ses traditions séculaires. »

Une révolution foucaldienne cochant presque toutes les cases du fascisme

Résumons-nous. Pour Foucault, la Révolution iranienne est :

« 1. Un mouvement de masse agrégeant les classes, mais où prévalent les classes moyennes parmi les cadres dirigeants et les militants.

2. Une idéologie « anti-idéologique » et pragmatique, qui se proclame antimatérialiste, anti-individualiste, antilibérale, antidémocratique, antimarxiste.

3. Une culture fondée sur une pensée mythique et un sens tragique et activiste de la vie.

4. Une conception totalitaire du primat de la politique conçue comme expérience intégrale à même de réaliser la fusion de l’individu et des masses au sein de l’unité organique et mystique de la nation.

5. Une éthique civile construite sur le sacrifice total de l’individu à la communauté nationale, sur la discipline, la virilité, la camaraderie et l’esprit guerrier.

6. Un parti unique chargé de pourvoir à la défense armée du régime, de sélectionner les cadres dirigeants et d’organiser les masses au sein de l’État sous la forme d’une mobilisation permanente par l’émotion et la foi.

7. Un appareil de police qui prévient, contrôle et réprime les dissensions et l’opposition sans hésiter à recourir à la terreur organisée.

8. Un système politique ordonné autour de fonctions strictement hiérarchisées et désignées d’en haut — système dominé par la figure du « chef », investi d’un caractère sacré et charismatique, qui commande, dirige et coordonne les activités du parti et du régime.

9. Une politique extérieure inspirée par le mythe de la puissance et de la grandeur nationale, avec pour objectif l’expansion impérialiste. »

C’est à la lettre, la citation étant intégrale, la définition qu’Emilio Gentile donne du fascisme. Ne manque qu’un dixième critère, « l’organisation corporative de l’économie » sur laquelle Foucault ne s’appesantit pas.

Un « flash totalitaire » difficile à assumer

Le rapprochement ne s’arrête pas là entre la description enthousiaste de la Révolution iranienne par Foucault et la définition du fascisme chez Gentile. En effet, pour évoquer ce qui lui semble profondément original et positif dans le mouvement, Foucault parle d’une « une spiritualité politique » : « Quel sens, pour les hommes qui l’habitent, à rechercher au prix même de leur vie cette chose dont nous avons, nous autres, oublié la possibilité depuis la Renaissance et les grandes crises du christianisme : une spiritualité politique. » Ce concept, pas davantage éclairé par Foucault, fait curieusement écho à celui de « religion politique » utilisé par Gentile pour désigner le fascisme. Gentile en donne, lui, une définition précise : « De la conception fasciste de la vie découle une attitude fasciste face à la manière de faire de la politique, d’organiser la vie en société, de concevoir la finalité du groupe fasciste non pas suivant la logique et la persuasion, mais en faisant appel à l’instinct, à la foi, au sentiment, à l’imagination, à la fascination magnétique du Chef. Le groupe fasciste était uni par la foi : le fasciste ne choisissait pas la doctrine, ne la discutait pas — plus que toute autre chose, il était un croyant et un combattant. Le fascisme apparaît dès lors comme une évasion loin de tout ce qui pouvait encadrer, mesurer la vie sociale et la priver ainsi de son versant pittoresque, mystique, héroïque et aventureux. L’aventure précisément, l’héroïsme, l’esprit de sacrifice, les rituels de masse, le culte des martyrs, les idéaux belliqueux et sportifs, la dévotion fanatique pour le Chef : tels étaient les attitudes du groupe fasciste. » On retrouve là l’essentiel de ce qui a fasciné Foucault dans la révolution iranienne.

Ainsi, à partir d’une déception similaire à l’égard des Lumières, de la Raison et de la Révolution, à partir d’une critique du libéralisme et du marxisme, Foucault reprend le chemin emprunté par les non-conformistes des années 1930, celui qui mène au fascisme. On peut donc légitimement évoquer à propos des textes de Foucault sur l’Iran l’existence d’un flash totalitaire. Un flash car cela ne dura pas : la réalité du régime, celle d’un État autoritaire, supprimant toute expression politique libre, opprimant femmes, minorités et homosexuels étaient trop difficile à assumer pour Foucault qui essaya de manière assez maladroite dans des entretiens tardifs de justifier son soutien initial au régime et de revenir à la marge sur ses propos les plus outrés. Pierre Manent a justement moqué l’organisation méthodique par Foucault de son irresponsabilité sur ses jugements quant à la dictature islamiste qui s’est finalement instaurée avec son soutien.

La matrice réelle de l’islamo-gauchisme

Il n’en reste pas moins que ce qui fut défendu par Foucault de 1978 à 1979, c’est une idéologie originale, qui constitue la matrice réelle de l’islamo-gauchisme. Comme le note justement Mandosio, ce moment fasciste de Foucault se déploie sur la base d’un « aveuglement » quant aux visées politiques effectives des mollahs et sans considération particulière pour la réalité de la répression en Iran. Silencieux sur les conséquences les plus brutales de la dictature qui s’installe, fasciné par les potentialités les plus radicales de l’islam politique, notamment le culte du chef, Foucault invente en réalité sa Révolution iranienne selon un mouvement qui lui fait retrouver les voies du fascisme européen.

En effet, comme le montre Marcel Gauchet dans sa comparaison entre fondamentalisme musulman et ce qu’il appelle à la suite de Gentile des « religions séculières » pour désigner les totalitarismes du XXe siècle, la révolution des mollahs constitue l’exemple premier de l’arrivée au pouvoir de l’islam politique, c’est-à-dire une tentative de « restauration de l’autorité expresse du religieux par des moyens politiques séculiers » . En s’adressant en réalité moins aux Iraniens qu’aux Occidentaux, Foucault se sert de la révolte en Iran comme marchepied pour défendre le mouvement fascisant inverse de création d’une nouvelle religion politique, à savoir « la construction d’un nouvel ordre séculier par des moyens religieux ».

L’islam politique et cet islamo-gauchisme ont donc partie liée. Le premier alimente le second en énergie, en représentations symboliques et en idées. Le second les acclimate dans nos sociétés occidentales largement sécularisées avec pour espoir d’y instaurer un nouvel hybride autoritaire.

Les succès récents de l’islam politique, à savoir la victoire des talibans en Afghanistan et plus encore la création de l’État islamique, sont à même à la fois de radicaliser les islamistes mais aussi le contenu de l’islamo-gauchisme, hybride autoritaire entre éléments progressistes et islamisme. L’idéologie de Daech, prônant la séparation totale avec les valeurs occidentales, le libéralisme et la démocratie, la destruction des nations au profit d’une oumma homogène, l’esprit guerrier, la violence intérieure et extérieure et la soumission au calife, résonne curieusement avec les textes de Foucault sur l’Iran.

Empêcher la reprise du projet foucaldien et ses glissements néofascistes

Ces dernières observations peuvent nous servir d’amorce pour tirer quelques leçons politiques sur la posture à tenir vis-à-vis de l’islamo-gauchisme :

1. Il y a la façade de l’islamo-gauchisme, celle des militants de gauche à la Harman qui pensent le projet politique révolutionnaire ou progressiste encore suffisamment fort pour se permettre quelques concessions tactiques vis-à-vis de l’islam politique, dont ils sous-estiment, sans doute à dessein, la nature réelle et le danger. En France, on peut trouver ces militants au NPA, à LFI, à EELV et dans toute une partie de la gauche syndicale et associative.

2. Il y a une réalité plus inquiétante de l’islamo-gauchisme, celle qui reprend le projet foucaldien, que nous espérons avoir un peu explicité, de la construction révolutionnaire d’un nouvel ordre antidémocratique et antimatérialiste en se servant de l’énergie du religieux. On peut par exemple retrouver ce type d’aspirations dans la littérature du Parti des Indigènes de la République. Cela prêterait probablement moins à confusion d’abandonner le terme d’islamo-gauchisme pour ce type de groupe et d’idéologie pour parler de néofascisme, en fonction du niveau de congruence doctrinale avec les critères de Gentile.

3. Il y a plus qu’une continuité entre la façade de l’islamo-gauchisme et les groupes à l’idéologie authentiquement fasciste. Étant donné la faiblesse actuelle de la gauche et en particulier des tendances universalistes et matérialistes en son sein, les glissements idéologiques peuvent être très rapides. La grille de lecture proposée dans cet article doit permettre de clarifier la situation et de mettre en lumière les dérives en cours.

EXERGUES

À partir d’une déception similaire à l’égard des Lumières, de la Raison et de la Révolution, à partir d’une critique du libéralisme et du marxisme, Michel Foucault reprend le chemin emprunté par les non-conformistes des années 1930, celui qui mène au fascisme.

Ce qui fut défendu par Michel Foucault de 1978 à 1979, c’est une idéologie originale, qui constitue la matrice réelle de l’islamo-gauchisme.

Silencieux sur les conséquences les plus brutales de la dictature qui s’installe, fasciné par les potentialités les plus radicales de l’islam politique, notamment le culte du chef, Michel Foucault invente en réalité sa Révolution iranienne selon un mouvement qui lui fait retrouver les voies du fascisme européen.

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