“Pass sanitaire”, nudge et philosophie politique

On Vous Voit
5 min readJul 20, 2021

Un texte de @gastoncremieux, publié sous forme de thread sur Twitter

@fxbellamy a récemment publié une Tribune qui apparaît comme une opposition décente et mesurée au pass sanitaire. Elle soulève pourtant d’importantes objections. Un thread ⬇️

1/ Cette tribune a été complétée par une interview télévisuelle qui en résume le contenu

https://twitter.com/fxbellamy/status/1416715631320313863?s=20

Commençons par dire sur quels points la tribune de Bellamy nous semble juste. Un point d’accord majeur: la vaccination contre le COVID est souhaitable. Cela nous éloigne immédiatement des antivaxx ce qui est un plus indéniable dans l’ambiance actuelle

Cela met le débat où il doit être c’est à dire sur l’intérêt du pass sanitaire ou de l’obligation vaccinale (de la contrainte, donc) dans l’objectif partagé d’une couverture vaccinale suffisante pour atteindre l’immunité collective

Un autre point d’accord tout aussi majeur: les libertés publiques fondamentales «ne sont pas des privilèges pour temps calmes mais des principes qui nous obligent»
Oui, nous devons chercher le cadre de réalisation de l’objectif partagé le plus protecteur des libertés publiques.

L’objectif et le cadre général d’action ne sont donc pas en cause. C’est sur l’appréciation du caractère compatible des moyens et des fins que nous divergeons
Avant de poursuivre, une incise un peu polémique tout de même :

On serait ravi de trouver cette vibrante défense des libertés publiques, y compris par gros temps, sur d’autres sujets comme la lutte contre l’islamisme ou le terrorisme. Les solutions portées par la famille politique de @fxbellamy tiennent peu compte de cet impératif libéral

Ainsi , la suspension du fonctionnement normal de la justice ou la déchéance de nationalité y sont systématiquement justifiées comme des entorses nécessaires aux libertés compte-tenu de la gravité de la situation. Ici les principes nous obligent moins.

Venons en au vrai débat, c’est-à-dire aux moyens employés pour atteindre une couverture vaccinale suffisante. Bellamy souhaite que celle-ci soit maximale sans qu’aucune contrainte ne soit portée. Pour satisfaire ces deux conditions, il n’y a pas le choix :

Il faut que la vaccination soit rendue désirable. C’est exactement la base de la réflexion du gouvernement pour des raisons qu’on pourrait appeler machiavéliennes. La France est en effet le pays le plus antivaxxx d’Europe.

L’obligation risquerait de causer un tollé avec des coûts politiques importants pour la majorité en place
Le gouvernement a donc recours depuis le début de la crise à une application des sciences comportementales appelée nudge qu’on pourrait traduire par paternalisme libéral

Sans obliger la population, il s’agit via le nudge (ou coup de pousse) de créer des dispositifs qui la poussent au bon comportement. C’est ainsi que nous eu le droit à l’attestation très longue à remplir pour que les gens ne sortent pas de chez eux, l’attestation digitalisée pour que davantage de monde télécharge TousAntiCovid
Le pass sanitaire est aussi du nudge: pas d’obligation mais un coût important de la non-vaccination (nécessité de montrer un test négatif payant pour fréquenter les principaux lieux publics)

On peut être philosophiquement opposé au nudge, l’assimiler à une forme de manipulation ou regretter son caractère ésotérique et peu démocratique. L’efficacité du nudge suppose en effet qu’il ne soit pas transparent.

Sans qu’il le dise explicitement c’est ce qui pousse sans doute Bellamy à préférer l’obligation voyant dans l’approche nudge « l’hypocrisie d’une contrainte déguisée »

C’est pourtant la seule façon de réaliser son programme, rendre la vaccination désirable, si l’on considère avec Leo Strauss, dont Bellamy est le disciple via Pierre Manent que les arguments rationnels ne porteront pas et qu’une politique ésotérique est nécessaire

De plus y-a-t-il au fond une vraie différence entre nudge et obligation vaccinale? Philosophiquement, oui. Dans la pratique, c’est très ténu car la loi de 2018 a abandonné le principe de toute poursuite pénale contre les parents antivaxx

Seule a été maintenue l’interdiction de la fréquentation de l’école par les enfants non vaccinés. Le dispositif actuel pour les patients et les soignants ne modifie donc pas radicalement les conditions de la politique vaccinale, ni récente, ni telle qu’elle existe depuis 1902:

Obligation pour les patients avec pour sanction essentielle l’interdiction de fréquenter un certain nombre de lieux publics (comme le pass sanitaire). Obligation pour les soignants avec le risque de voir son emploi suspendu (comme l’obligation actuelle).

Il ne s’agit donc pas d’ « une vraie rupture historique pour notre modèle de société »donc, comme Bellamy la met un peu trop bruyamment en avant mais au contraire une remarquable continuité

Reste la vraie question : Est-ce que les disposition actuelles sont attentatoires aux libertés fondamentales? Commençons par la protection des données de santé.

Demander un certificat dans un bar est-il plus intrusif que l’exigence d’un certificat pour se rendre dans une colonie de vacances, un camp scout, une école primaire ou un collège?

C’est ce principe que M. Bellamy applique vraisemblablement à ses propres enfants dès qu’il les envoie en collectivité.
Demander un certificat est-il fondamentalement différent de contrôler l’âge (une donnée personnelle) avant tout accès à un débit de boisson?

Il nous appartient certes d’encadrer strictement la pratique de contrôle en définissant précisément l’action des contrôleurs en délégation de la puissance publique. Il nous appartient également de faire respecter le RGPD en interdisant la constitution de fichiers

Tout ceci est là encore en continuité avec l’existant: c’est le simple respect du cadre européen de protection des données de santé, à ce jour le plus protecteur du monde

Faut-il voir la rupture alors dans la différentiation entre vaccinés et non vaccinés que Bellamy considère comme un « précédent redoutable en matière de droit différencié »

Là aussi, si précédent redoutable il y a, c’est celui de l’obligation vaccinale qui par essence différencie entre vaccinés et non vaccinés en privant les derniers de la fréquentation de certains lieux publics. Ce précédent a permis de sauver des milliers de vie.

La différenciation n’est visiblement pas toujours mauvaise puisque Bellamy appelle à différencier entre jeunes et vieux (6’40’’) en fin de son intervention télévisuelle. L’argument de l’égalité devant la loi est donc en grande partie opportuniste

Comme les reproches à faire au pass sanitaire sont finalement assez faibles, Bellamy est obligé d’outrer son propos en évoquant une société de surveillance forcément panoptique (« chacun est le surveillant de tous les autres »)

Le tout orchestré par un bio-pouvoir absolu (« ne pensez que quand vous serez vaccinés , vous aurez une « vie normale »). Cet accès de foucaldisme chez un penseur conservateur peut prêter à sourire

La réalité du dispositif est plus prosaïque. Il s’agit effectivement de petites libertés quotidiennes, temporairement limitées et à un degré moindre que pendant le confinement afin de limiter la reprise de l’épidémie.

Il n’y a aucune raison sérieuse de penser que puisse perdurer au-delà des exigences sanitaires
Aucune liberté politique majeure n’est atteinte: ni liberté de conscience, ni liberté d’expression, ni liberté d’association. Pas de dictature, donc, pas davantage que de bio-pouvoir

Qui plus est, l’obligation vaccinale ou son succédané le « pass sanitaire » trouvent leur justification dans la pensée libérale elle-même qui veut que l’on s’abstienne de tout dommage atteignant à l’intégrité d’autrui (celui que l’on contamine, celui qui ne peut se vacciner).

Si l’on n’est pas libéral et davantage holiste l’argument utilitariste de maximisation du bien-être collectif pousse davantage encore à l’obligation vaccinale

Enfin si l’on est républicain, et c’est ici que je me situe, on acceptera la définition que Philipp Petit donne de la liberté comme non-domination
Cette définition implique que l’Etat limite la liberté individuelle pour éviter qu’un individu exerce son arbitraire sur un autre

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